[a.MUA]

atelier Morphose Urbaine et Architecturale

Les nouvelles fabriques

Depuis quelques décennies, à travers les villes européennes, plusieurs petits groupes d’individus, à la recherche de nouvelles formes de culture, cherchent à échapper au formatage des industries et des institutions culturelles. En réaction contre la standardisation et une culture imposée, obligeant à la passivité et à la normalisation, de nombreuses friches, casernes, entrepôts ou encore hôpitaux désaffectés ont été réinvestis par ces collectifs afin de s’exprimer et créer librement.

On pourrait s’asseoir où l’on veut, changer de place, s’étendre [...]. Une sorte de place publique où rien n’interdirait qu’un guitariste se mette à jouer dans un coin, ou qu’un petit orchestre improvise un bal populaire.

Jo Dekmine, directeur du Théâtre 140 et fondateur des Halles de Schaerbeek à Bruxelles.

Depuis les années 70, qui suivent la vague des révoltes culturelles, ces lieux ont fait de nombreux émules: la Friche de Belle-De-Mai (Marseille), Mains-d’Œuvre (St-Ouen), le Confort Moderne (Poitiers), la KulturFabrik (Luxembourg), l’Usine (Genève), l’Ateneu Popular (Barcelone)... Revendiquer des morceaux de villes pour développer de tels projets relevait peut-être d’une quelconque provocation utopique. A force d’essuyer des refus de la part des municipalités (soit qu’on ne voulait ou qu’on ne pouvait pas attribuer un lieu spécifique à plein temps voire pour le soir même), le besoin d’espace libre et utilisable de suite a décidé de cet investissement dans des lieux fixes et modulables: les friches.

Au-delà du type d’espace qu’elles occupent, si ces initiatives privées attirent toujours plus l’attention, c’est surtout en raison des modalités de développement culturel qu’elles proposent. Ce décalage par rapport aux équipements "classiques" s’explique par un rapport spécifique aux œuvres et la volonté d’élaborer de nouveaux dispositifs de création et de diffusion. Mais d’abord, leur originalité réside dans le mélange des disciplines et des styles artistiques.

Le phénomène est tel, qu’en octobre 2000, Michel Duffour, secrétaire d’Etat au patrimoine et à la décentralisation culturelle, commande un rapport à Fabrice Lextrait, afin de dresser un état des lieux sur ce sujet. Le rapport, composé d’une liste de monographies et de bilans financiers de chaque collectif, sera présenté le 19 juin 2001 et recommandera l’appui budgétaire du ministère à ces lieux non-institutionnalisés.

En quête d’un renouveau des politiques culturelles, beaucoup de gens voient dans ces lieux une source d’inspiration féconde pour de nouveaux modèles. Mais le but n’est pas là, et un rapprochement semble difficile dans la mesure où ces lieux sont justement nés des limites des politiques publiques, voire à contre-courant de celles-ci. Pourtant, leur survie dépend de leur capacité à faire reconnaître leur action par les pouvoirs publics, afin d’obtenir au moins une convention légale d’occupation et une aide financière.

Malgré tout, ces friches conviennent on ne peut mieux aux conditions de création et de diffusion dont ils ont besoin. Ces vastes espaces, où l’on peut faire du bruit à son aise et que l’on peut moduler en cas de nécessité, sont parfaits. Quelques fois, les matériaux bruts utilisés souillent le sol et peuvent paraître répugnants avant d’être présentés au public... C’est sûr que c’est bien moins contraignant qu’une salle nickel de 50 m² avec des tentures rouges... Et puis, la friche pousse à l’imaginaire, à la transformation, aux projets. Elle a un potentiel qui, en plus du mélange des disciplines, excite l’imagination.

D’autre part, le dispositif prenant en compte l’ensemble des étapes de la création d’une œuvre, des techniciens du son, de l’image, de la lumière ou spécialistes en relations publiques sont également présents et participent au bon fonctionnement de la chaîne de "coopération artistique". C’est ainsi que des structures de taille variable se spécialisent dans l’aide à la création, la diffusion, la promotion ou la formation. Enfin, le fait de côtoyer quotidiennement d’autres artistes peuvent mettre en condition pour la création d’un nouveau projet ou tout simplement susciter l’entraide.

C’est ce qui se passe à Mains-d’Œuvre (St-Ouen), un lieu de résidences, de diffusion, de rencontres et d’expérimentation, destiné à accueillir des artistes, des démarches associatives et citoyennes. Ce lieu s’adresse à tous ceux qui recherchent des synergies, des interfaces, quels que soient leurs champs artistiques (musique, arts visuels, danse, théâtre, multimédia), de pensée et d’action (éducation, politique, technologies de l’information et de la communication, coopération internationale, etc.). Il soutient les pratiques contemporaines avec une volonté d’ouverture sur la société et de décloisonnement des disciplines. Il s’agit de valoriser la recherche artistique et de donner un accès à des outils et à diverses formes d’accompagnement, d’inciter à la rencontre et au partage des expériences.

Mains d’Œuvre souhaite ainsi créer les conditions d’émergence de propositions nouvelles et de créations inédites cherchant à relier l’art, la culture et la société.

L’association loi de 1901 "Mains d’Œuvre" est née en 1998. Elle est installée dans le bâtiment de l’ancien centre social et sportif des usines Ferodo-Valeo, quitté par l’entreprise en 1991. Mains d’Œuvre a ouvert ses portes le 27 janvier 2001.

C’est dans la volonté d’être proche du public, du quotidien et des préoccupations du citoyen que réside la différence par rapport aux équipements habituels, dont les principes ou la politique sont trop structurés, trop rigides. Dans ces collectifs, le projet est bien plus large: il s’agit véritablement d’une revendication sociale, politique et festive (loisir, animation pour le quartier, voire la ville). Et bien souvent, à côté de ces espaces de création et de diffusion, se trouvent ainsi des cafés, des restaurants, et même parfois une librairie, un magasin de disques, un coiffeur, une crèche ou une boulangerie.

Plutôt que de rechercher l’excellence, chacun, ici, construit et réalise une passion. Chacun définit lui-même "ce qui représente l’intérêt culturel, la qualité artistique et les codes qui s’y attachent" (Fabrice Raffin, sociologue). A travers cette attitude, les acteurs de ces lieux nous rappellent que les politiques culturelles, en France et ailleurs, n’ont jamais cadré qu’une infime partie des pratiques possibles. Les qualités expressives développées dans ces lieux sont complètement à l’opposé d’une neutralité (voire une normalisation) de la culture mise en avant et recherchée par les gouvernements depuis bien des décennies. Ces "fabriques" portent en elles tous nos espoirs culturels et sociaux jamais réalisés, et deviennent en même temps le contre-pied à la culture "shopping" qui est en train de nous assaillir.

 

C’est autant par le rêve que par la raison que le monde parvient à exister.

Bertrand Leclair, extrait de La Théorie de la Déroute.