[a.MUA]

atelier Morphose Urbaine et Architecturale

Les nouveaux temples de la ville post-moderne

Rennes. Grand-Quartier, Alma, Chantepie, Cleunay, Cap-Malo, et tous ces multiplexes qui surgissent de terre… Autant de nouveaux centres commerciaux qui vont s’implanter en périphérie des villes cachent sans doute quelque chose. Et le cas de Rennes est loin d’être particulier. Alors, si "le shopping reste sans conteste la dernière forme d’activité publique" d’après Rem Koolhaas, et que ce shopping se fait de plus en plus en périphérie, on est en droit de se demander pourquoi et comment, mais aussi ce que va devenir le centre-ville. Une mutation serait-elle en train de s’effectuer?

Le shopping reste sans conteste la dernière forme d’activité publique.

Rem Koolhaas in Mutations, ACTAR, Editions Arc En Rêve, Librairie de l’Architecture et de la Ville, Ministère de la Culture et de la Communication, Centre National du Livre, Direction de l’Architecture et du Patrimoine, 2001 (extrait TPFE)

Il est donc indispensable de comparer l’évolution des périphéries par rapport aux centres-villes, qu’est-ce qui en fait leur attractivité…

A en croire le nombre d’usagers des centres commerciaux en périphérie, ceux-ci exercent une attraction qui peut faire peur quant à l’évolution du centre-ville. Leur facilité d’accès, leurs parkings, le choix multiple de produits proposés, le pouvoir du marketing, ainsi que l’animation, l’anonymat sont autant de critères qui séduisent les nouveaux consommateurs d’aujourd’hui. Car le consommateur a également changé. C’est le cercle vicieux: les RTT, les 35h, les moyens de communication et de déplacement actuels, etc. font évoluer nos modes de vie, et inversement nos modes de consommation conditionnent la métamorphose du cadre de vie (architectural, institutionnel, infrastructurel, …).

Et malgré tout, ça ne nous dérange pas de devenir les "prisonniers volontaires" (Rem Koolhaas in Delirious New York, A Retroactive Manifesto for Manhattan, 010 Publishers, 1994), on ne voit pas comment cela pourrait être autrement, si tant est qu’on s’en rende compte! La course aux bases de données où chacun de nous est fiché en fonction de notre état civil, de nos goûts, de notre niveau de vie, de nos achats réguliers, etc. est lancée depuis bien des années sans qu’on en soit réellement conscient… Mais le pire, c’est qu’on entretient le système en favorisant l’emploi des cartes bancaires, des achats sur Internet, des vidéo-surveillances, des webcams dans la rue ou tout simplement dans des enquêtes sur la consommation.
Bref, nous sommes cernés.
En même temps, ce mode de vie présente bien des avantages quant aux simplifications (qui n’a pas vu ou utilisé  les expressions «facilité de paiement", "facilité de crédit", "facilité d’accès", etc.).

La facilité relative n’est pas la liberté véritable.

Marguerite Yourcenar

Pourtant, le commerce a, depuis toujours, façonné nos cités et nos vies. Il répond à une nécessité d’échanges matériels et économiques, mais c’est aussi un besoin social de communiquer avec les autres. Du forum aux premiers marchés, des bazars aux places du Moyen-Age, des galeries du 19ème siècle aux centres commerciaux d’aujourd’hui, les lieux du commerce sont tous l’expression d’une vie publique et sociale, symbole de la collectivité.
A l’heure actuelle, les lieux du commerce, que l’on nomme si communément «centres commerciaux» sont liés à la production de masse, au concept de «flux tendu», à la puissance de marketing. L’échelle n’est plus la même qu’il y a deux millénaires, voire un siècle. Mais cette échelle ne concerne pas seulement ces notions immatérielles: il s’agit également de l’espace et du temps. Avec la naissance et la propagation en masse de l’automobile, les distances se sont abolies, et l’on ne parle plus que de temps. Etre à 5 minutes du premier centre commercial peut vouloir dire 200 m si c’est en centre-ville ou 8 km en rase campagne!
On vient donc en voiture au centre commercial (de périphérie) pour gagner du temps, pour transporter ses courses (volume d’un caddie = quasiment ½ m3) parce que c’est loin du centre-ville, et enfin parce que l’on cherche de plus en plus de lieux aseptisés. La révolution de l’air conditionné et des escalators a porté ses fruits. En plus, c’est pratique: on se gare en deux temps, trois mouvements! Il n’y a qu’à voir les parkings de Carrefour-Alma qui débordent le samedi! On a toute la liberté de choisir, vus la foule d’articles et les prix "compétitifs". Nous vivons dans une société d’abondance en biens, en flux, etc.

Mais ce n’est pas seulement par nécessité que l’on vient au centre commercial. On y vient aussi pour la sécurité et pour s’y détendre. Et le centre commercial est ainsi devenu le lieu incontournable du temps libre. Le nombre incalculable de vitrines à lécher transforme presque le lieu en musée, où l’on viendrait flâner un samedi après-midi, à l’abri de la pluie et au chaud (ou au frais dans les contrées non-tempérées).

Et l’anonymat. Selon Ricardo Ferreira Freitas dans «Centres commerciaux: îles urbaines de la post-modernité» (Editions L’Harmattan, 1996), le centre commercial valorise véritablement cet anonymat. En effet, la société actuelle avec ses smartphones, Internet et toutes les techniques de marketing, nous interdit une vision claire de la sphère privée: on est toujours lié au reste du monde. La même société de consommation, qui nous invite au confort, nous pousse à une communication permanente (répondeurs, spams, enquêtes d’opinion...). L’homme contemporain n’est donc ni public, ni privé: il est anonyme. Le consommateur d’aujourd’hui est tellement absorbé par l’explosion des codes de la post-modernité que, même chez lui, il n’est pas dans une sphère privée. Ce n’est plus chez lui qu’il se cache, c’est dans les centres commerciaux, sur le Net. Mais ce que Habermas a appelé l’espace public peut être interprété aujourd’hui comme un espace publicitaire, où le public est enfermé dans un territoire délimité.

 

Temps libre rime aussi avec rencontres: c’est le bain de foule assuré! Ou des rencontres fortuites, ou encore des "tribus". Nous sommes de plus en plus marqués par le système de la fièvre acheteuse, de la mode: Nike, Levis, Reebok, et les autres. Le centre commercial nous offre une ambiance où la mode est souveraine. Qui ne s’est pas senti plus libre et différent d’autrui avec des Adidas aux pieds ? Alors, différent? Au centre commercial, il n’y a plus de frontières à l’imaginaire. Imaginaire construit de toute pièces par les marques, alors qu’elles nous font rentrer dans un moule en nous persuadant tous qu’en achetant des Adidas on sera plus libre!

Tout est calculé pour nous faire acheter ou du moins susciter le désir. On y trouve tout ce qu’il faut pour y passer la journée: les cafés, les pizzerias, le Mac Do, mais aussi les cinémas, la piscine (cf. le Forum des Halles), les agences de voyages, les banques, et enfin les animations, les super-promos et le DJ qu’il nous faut, les vendeurs de voitures qui nous exposent les dernières bombes roulantes…
Le tout savamment agencé suivant un organigramme dicté par les lois du marketing, que l’on peut peut-être comparer au parcellaire urbain, dans le sens où chaque chose suit une composition. On a cherché à créer une ville idéale cristallisant l’animation de la communauté et participant à la vie moderne publique, à l’image de l’agora grecque ou de la place du marché médiéval. Le centre commercial devient une véritable cité commerciale, une ville en dehors de la ville.

Cependant, malgré le phénomène de "boîtes à chaussures" au bord des autoroutes, les centres commerciaux commencent à être considérés, en France, comme des équipements générateurs de vie sociale, comme des espaces communautaires, de rencontre et d’échange. C’est là qu’on se donnera rendez-vous pour faire du shopping ensemble ou juste pour prendre un café. Il paraît que la construction du Centre Leclerc de Cleunay (Rennes) fut une vraie aubaine pour un certain nombre de jeunes du quartier (selon un éducateur de rue). Ils ont trouvé un abri pour discuter sans surveillance parentale ou institutionnelle, parce qu’il n’ont pas d’autres lieux "pour eux". Ils accèdent ainsi à l’urbanité en périphérie. Appartenir au monde sans pouvoir aller en centre-ville passe quasiment toujours par le centre commercial. D’ailleurs, le fait que ces nouveaux centres portent souvent le nom de la ville qui les accueille est assez symptomatique: Parly 2, Vélizy 2, Elysée 2, Italy 2, Blois 2 et combien d’autres…

Sans doute, ce n’est donc pas un hasard si l’on appelle ces lieux "centres commerciaux", "shopping centers" ou "malls". Au début conçus comme des ensembles de magasins, ils se sont transformés en mini-ville grâce à tous les services proposés. Si l’on recherche l’étymologie du mot anglais "mall", on note qu’il remonte de l’ancien français mail signifiant "allée, promenade bordée d’arbres" (Le Petit Robert), lui-même issu du latin malleus "marteau, maillet". Ces mails étaient le lieu où l’on jouait du maillet. En anglais, le mot signifiait de grands espaces linéaires semblablement utilisés comme lieu de promenade ou sentier au large d’une autoroute (P. Davies, The American Heritage Dictonary of the English Language, Dell Publishing Co, New York, 1977). Ceci nous donne une idée sur l’essence du lieu: un environnement agréable où l’on peut venir se promener en toute sécurité.

Une subtile combinaison entre la liberté de l’espace public et la sécurité de l’espace privé! Serait-on en fait captifs du marketing, des victimes de la consommation? On nous transporte de manière insidieuse vers un ailleurs, un univers immatériel grâce aux enseignes et aux slogans. Ainsi, le phénomène de dépendance se renforce de plus en plus: qui oserait penser la fermeture de Grand-Quartier à St Grégoire? L’espace du centre commercial serait-il un leurre, même si l’on y retrouve certaines composantes d’un centre-ville?